Treize avril (2025)

Elle dit que c’est ma faille narcissique, qu’il ne faut pas s’énerver contre les voitures chères 

et nous arrivons dans cette maison-capital près de la mer. C’est beau avec des tomettes, du bois et des bancs cirés. C’est une maison avec des objets au mur, des chapeaux, des pagaies. Tout est écru, tout est exposé, tout le monde travaille tant et tout le monde se repose ici, tout le monde crée, des affiches, des dessins et des poèmes que l’on colle à l’intérieur des pierres ramassées au soleil couchant, sur la plage / sous la demeure. 

Tout est si riche pour mon âme si grosse. 

Douze avril (2015)

Comme on est petit dans la cabine d’un ferry la nuit. Il y a peut-être des milliers de tonnes de métal entre l’eau et les draps. L’écume est éclairée par les lampes du pont et après le noir. Une cabane dans les vagues. Le corps rapetisse vers l’intérieur, il est si léger. 

Il faut agir doucement, ne rien provoquer, faire le moins de bruit possible, s’endormir et se réveiller ailleurs, peut-être. 

Quatre avril (2025)

C’est très bizarre cette soirée.  

Il faudrait écrire comme le ciel. (Je veux dire) il faudrait écrire ce que l’on voit au-dessus de nous depuis le rebord au-dessus du vide. C’est cohérent depuis ce muret mais ça n’a aucun sens dans le ciel 

mais depuis là où je me trouve c’est magnifique car il y a un mini-nuage à côté de la lune. 

Et en même temps elle est si lourde et en même temps elle ne nous tombe pas dessus, 

elle a quatre étoiles près du visage, 

la lune. 

Une parcelle jaune

 
Sur la carte, il y a trois routes qui forment un triangle. À l’intérieur, on trouve de petites formes jaunes. Il faut zoomer sur la parcelle la plus sèche pour arriver à l’histoire.
 
Entre le sol et le soleil, on voit la gendarme. Elle est face au trou, les mains sur les hanches, elle parle. Là, vu la profondeur, je vais devoir le signaler. On ne peut pas faire ça comme ça. Il y a quoi, pas loin de cinq mètres ? Oui, cinq mètres, cinq mètres cinquante. Elvisse pique sa pelle dans l’herbe. De l’autre côté du trou, une voiture est sur le flanc. C’est une baleine et l’eau s’est évaporée.
 
Ce qui m’embête, c’est que si ça n’avait pas atterri dans votre jardin, vous auriez continué. Je m’trompe ? Est-ce que j’me trompe ? Elvisse sort un mouchoir et s’essuie le front. On ne peut pas creuser comme ça. D’abord on peut toucher une conduite et puis il faut demander des autorisations. Il faut faire des papiers et demander des permis enfin vous voyez ce genre de choses. Elvisse agrippe son seau. Est-ce que vous voyez ce genre de choses ou pas ? Vous voulez parler des choses qui concernent les demandes, les formulaires ou les autorisations ? Oui, celles-là. Non. Bon, de toute manière il faudra déclarer ça en mairie et passer nous voir cette après-midi. Elvisse hoche la tête. La gendarme regagne sa voiture, suivi de ses collègues, rangés du plus petit au plus grand.
 
Dans le bourg, au premier étage de la mairie, la secrétaire a l’index sur l’écran. Il faut une autorisation pour, je-cite, la réalisation d’opérations d’affouillement et d’exhaussement du sol d’une profondeur ou d’une hauteur excédant deux mètres et-et-et qui portent sur une superficie supérieure ou égale à cent mètres carrés. Donc théoriquement, je-dis-bien-théoriquement, cette personne est autorisée à creuser. De toute manière qu’est-ce qu’elle veut nous faire avec ce trou ? La gendarme hausse les épaules. Ses collègues font la même chose en cascade. Si c’est pour aller chercher les canalisations, la mairie va porter plainte. La gendarme est d’accord et elle répond. On va tirer ça au clair. Elle allonge le mot clair, d’abord en tapant le comptoir de la paume, puis en laissant glisser sa main. La peau, la sueur et le revêtement crissent ensemble. Elle fléchit les genoux et laisse partir ses fesses en arrière en soutenant le regard de la secrétaire. Sa main glisse toujours, elle franchit le rebord. C’est un morceau de fromage bon et rigolo avec des yeux, une bouche et des cheveux. Ses collègues restent fermes.
 
La gendarme est revenue dans sa maison de gendarme. Elle lance des recherches sur son ordinateur. Elle ne trouve rien sur Elvisse et la correspondante locale se présente. Elle vient pour l’accident. J’ai vu la voiture-baleine. Elle sort un carnet et la gendarme coupe sa respiration. Et puis je voulais aussi parler du trou. La gendarme expire. Qu’est-ce que c’est alors ? J’ai lu qu’un anglais avait fait pareil alors j’ai pensé que c’était pour le battre. Dans mon imagination, j’ai aussi pensé que ça pouvait être une éolienne. Je t’arrête, ce que tu dis ce sont des balivernes. C’est un peu comme des mensonges si tu préfères car, car-car-car, pour construire une éolienne il faut un permis. Elle congédie la correspondante locale et retourne à son ordinateur. Elle clique sur des icônes de dossiers, ses collègues cliquent sur des icônes de flèches.
 
À dix-huit heures, elle ferme la grille. À l’étage du dessus, elle retrouve Brooklyn. Brooklyn fait des remarques. Et si c’était un truc pour devenir riche ? Et comment est-ce qu’on devient riche en creusant un trou ? Eh bien ! en vendant de la terre ou en faisant visiter le trou mardi. Pardon, je voulais dire pardi mais j’ai dit mardi. Tu dis des foutaises. Mais non parce que les spectateurs pourraient acheter un ticket. Et ils pourraient regarder le trou et peut-être descendre à l’intérieur et apprécier leur visite. Les collègues acquiescent.
 
La gendarme termina son assiette,
 
prit son bain,
 
enfila son pyjama
 
et se brossa les dents.
 
Brooklyn lui lut une histoire et elle remonta le drap jusqu’à son menton. Comme il faisait trop chaud elle s’en défit. La gendarme pensa, ferma, les yeux. Demain elle allait conduire jusqu’à lui dire, que les dossiers, lunettes de mairie, aux éoliennes, qu’il faut des permis de tribunal du, trou.
 
Elle sonne à la porte d’Elvisse à l’aube. Elle sonne une deuxième fois, plus longtemps. Comme on n’ouvre pas, elle fait quelques pas le long de la clôture. Elle entre sur le terrain en suivant les traces de freinage, contourne le gros machin et marche en direction du trou. Un seau remonte très-très-vite et s’arrête contre la poulie. Deux gants sortent puis la tête. Le faisceau de la lampe frontale fait hausser la main de la gendarme. Bonjour. Elvisse saisit le seau, la gendarme rompt le pare-soleil. Elvisse vide le seau. Bonjour. Je vous ai attendu hier. Oui. Vous n’avez pas respecté la convocation. Elvisse tape sur son jean pour en faire tomber la glaise. Et le non-respect d’une convocation, c’est très-très-grave. Elvisse éteint sa frontale. Je cherche un endroit où écrire. Quoi ? Je cherche un endroit où écrire. Elvisse reprend son seau et saisit chaque côté de l’échelle. Il engage sa jambe droite, échange ses mains de place, bascule son corps au-dessus du vide et pose son pied gauche sur un barreau.
 
L’histoire commence à sécher dans les ondulations qui viennent. Il faut la laisser. Elvisse s’installe à l’intérieur d’une parcelle jaune. Dans le triangle de trois routes, la gendarme apprend à fondre et la voiture à chanter. On quitte la carte pour trouver un autre refuge.
 
 

Le corps universitaire

 

Puisqu’on est d’abord un corps, il faut le déplacer jusqu’au lieu de travail. C’est un morceau d’université qu’il faut atteindre. Le corps parfois est assis dans le tram et il lit sur son téléphone, il regarde les autres dans le téléphone, dans un livre, dans les yeux. Il regarde leurs pieds et leurs vêtements, il joue avec un enfant, se serre pour faire de la place dans les périphéries. Le corps parfois pédale. Il peine, évite les voitures, peste, choisit ses trottoirs et s’arrête aux feux rouges. Il faut ensuite mettre le corps au travail.

D’abord mettre du café dedans puis rester trois heures trente assis devant un ordinateur. Déplacer le corps vers le micro-ondes, l’asseoir à une nouvelle table, déplacer le corps vers le lavabo pour nettoyer son assiette et le ramener au bureau initial. Le corps s’assoit pendant cinq ou six nouvelles heures. Il est assis le corps mais il fait des choses intéressantes. Il dit le cours avec des diapositives et des questions. Les autres sont assis et parfois ils bougent pour former un groupe et une personne est chargée d’écrire. Le corps est debout parfois pour circuler entre les îlots. Ensuite, il écrit, répond, il répond à la réponse qu’il transfère en attendant le retour. Il organise, amitiés, son département, l’université, la promotion de première année, l’univers, bien à vous, et Parcoursup et la LV2, la connaissance, le service public, la formation et l’éducation, le bien commun/le progrès/l’intérêt général. Pourtant il y a eu des démissions et une assemblée générale et tout le monde a hoché de la tête. Il y a eu la direction, la présidence, la vice-présidence. Quelqu’un a pleuré. Il y en a eu plein d’autres des AG, une plus grande et puis ça a fondu et puis on a accueilli un administrateur provisoire. Un collègue a décidé d’y aller, il a dit qu’il fallait reprendre les choses en main, alors le corps a repris le travail. Lorsque le corps revient d’une pause, s’asseoir est fatigant. Il va falloir tenir le corps droit pour ne plus bouger que les doigts. Comme le corps ne sait pas taper à deux mains, seuls les deux index et les deux majeurs bougeront. Parfois l’annulaire droit, pour aller chercher la touche « m », parfois le pouce droit pour taper la barre espace. Il faut tout immobiliser pour que ne bougent que ces quelques doigts car son travail passe par ce trou de souris-là. Parfois, il faudra bouger le corps et l’asseoir à d’autres endroits, sur le campus, ailleurs. Il faudra dire des choses critiques sans bouger et passer les connaissances en appuyant sur la flèche droite puis sur la flèche gauche parce qu’il y avait une remarque et c’est plus un retour qu’autre chose. Il faut tant d’énergie pour tenir son travail sur les pulpes. Il y a tant à faire et si peu d’espace pour se déployer, la taille d’un clavier.

 

La Suite de Frioul


Mai 2023 (34 ans).

Il s’agit d’une rambarde constituée de deux pieds métalliques verticaux, plantés à une profondeur d’un mètre certainement et fixés par un bloc de béton. Un tube horizontal relie les sommets des deux verticaux par des soudures en arc de cercle. Cette rambarde-là est située au point culminant de l’île de Ratonneau dans l’archipel du Frioul. Appuyé contre elle, on voit une partie du port, les mâts des bateaux et peut-être quelques bars-restaurants saisonniers. En face, l’île d’If, son château, ses tours et son phare. À gauche, Marseille et Notre-Dame de la Garde, les massifs qui les dominent. Dans notre dos, le chemin de randonnée, le calcaire, la végétation protégée, un chemin, un autre, une falaise et en contre-bas une plage et la Méditerranée, d’abord turquoise puis bleu-bleu. Au-dessus, les goélands et encore au-dessus les avions et encore au-dessus le ciel, le soleil et puis plus rien.

Cette rambarde n’a pas toujours été là. Elle comporte des sections plus brillantes, côté chemin, et une trace produite par la boucle de ceinture de Pascal. Pascal venait de la Loire et il photographiait sa seconde femme. Il y a aussi eu Alessandro qui a griffé la rambarde avec le caillou le plus pointu du monde. Aujourd’hui, il y a Aurélie, un Cavalier King Charles de trois ans qui découvre la rambarde par le flanc.

Avant d’arriver là, Aurélie est sortie d’un appartement situé sur les pentes de Lyon. Elle a pris un métro orange, un métro rouge et un métro bleu et puis un TGV à Gare Part-Dieu. Elle s’est ensuite endormie sur les jambes d’Elma et Everest puis elle s’est réveillée. Elma et Everest se sont concertés et ils ont fini par lui donner discrètement des petites chips à grignoter. Arrivée sur le parvis de la gare Saint-Charles, Everest lui a mis une laisse et toute la famille est descendue dans une location du quartier du Panier. Sur les murs on pouvait lire qu’il fallait mettre Airbnb dehors. Aurélie n’a pas compris, Elma et Everest ont culpabilisé et puis ils se sont rassurés en se promettant de consommer local. Le lendemain matin, Aurélie a découvert le Vieux-Port et un spectacle de rue en attendant le bateau de la RTM (Régie des Transports Métropolitains). Elle n’a pas payé pour embarquer, ni pour visiter le château d’If. Elle a croisé un groupe d’enfants avec des casquettes rouges à qui Everest a dit hola chicos. Depuis les bras d’Elma, Aurélie a vu les graffitis des bagnards dans les pierres mais elle n’a pas pu lire les panneaux sur le comte de Monte-Cristo. Elle n’a pas salué l’équipage du bateau menant les touristes d’If à Ratonneau mais elle a regardé dans la direction d’Everest quand il a taquiné Elma sur les compliments du capitaine. En descendant du bateau, Aurélie a profité d’un bol d’eau proposé par le bistrotier du Pub Marina. Elle a ensuite enfoui le museau dans un massif d’astragale le long du sentier qui la menait vers le sommet. Everest l’a prise dans ses bras sur les parties escarpées, tenue en laisse sur les sections fréquentées puis détachée au moment du panorama, Aurélie a aboyé les goélands qui nichent sur les rebords des falaises et attiré ceux qui veillent dans le ciel, leur vol a effrayé tout le monde et fait tomber Everest de la rambarde. Il faut imaginer cette page s’embuer de rouge du haut vers le bas.

Mai 2024 (35 ans).

Elle revient en prenant le TGV et elle s’interroge sur ses lunettes de soleil. Est-ce que c’est trop cliché ? Une personne ayant perdu son copain peut-elle porter des lunettes de soleil et regarder le paysage défiler par la fenêtre d’un TGV ? Est-ce qu’une veuve avec des lunettes de soleil peut regarder une fenêtre qui porte une étiquette demandant justement aux passagers de prendre le temps de regarder le paysage ? Aurélie est là aussi. Elles sont assises au second étage de la rame et occupent deux carrés silencieux avec la famille et les amis qui accompagnent le pèlerinage à la rambarde de l’archipel du Frioul et archipel est un mot magnifique. Et il fait beau sur l’archipel et Elma pleure des larmes chaudes dans l’archipel. Elma se dirige vers le port, bras dessus, bras dessous avec sa maman et Aurélie ne comprend rien aux tragédies et elles arrivent dans un bar et Elma mange une crêpe avec du beurre et du sucre et elle ne fume pas de cigarette et la troupe paye pour cette crêpe et la tournée de cafés. Tout le monde se dit que c’est très cher, même pour de la moyenne saison et on passe à côté du village vacances et le cousin dit que c’est moche et tout le monde rigole et Aurélie pisse. On finit par aller voir la plage et on se dit qu’elle est belle et on emprunte le chemin qui mène vers le sommet. On monte et la meilleure copine prend la main d’Elma et elles marchent comme ça et Elma se gratte le bout du nez et les goélands sont dans le ciel mais elle s’en fout et tout le monde est là sauf la rambarde.

Mai 2026 (37 ans).

Elma connaît bien le chemin : trois métros, une gare, un TGV, une autre gare, un autre métro, un bateau. Cette fois-ci elle est accompagnée de la meilleure copine et d’Aurélie qui a un peu grossi. Elma arrive pour une enquête alors avant de commander quelque chose au Pub Marina elle montre une photo récupérée dans l’album d’internet d’un homme qui se prénomme Pascal.

Avez-vous déjà vu cette rambarde ? Pardon ? Avez-vous déjà vu cette rambarde ? Il ne comprend pas, il rigole, il prend la photo. Mon copain est mort il y a deux ans et elle était là. Oh, mince. C’est une photo que j’ai récupérée sur l’album d’internet de quelqu’un et je suis sûre que c’est elle. Ben… Quoi ? Ben j’en sais rien moi, c’est une barrière quoi. Il est gêné. Des barrières, y en a plein ici, y en a plein partout. Elle fronce. Mais oui votre photo elle a l’air d’avoir été prise ici, après à savoir si c’est une barrière que je connais… Ce que je peux vous dire c’est que oui c’est un peu le même genre de barrière que celles qu’on a sur l’île quoi. Non mais ça je sais bien et puis c’est une rambarde, pas une barrière ; une barrière, c’est pas la même chose enfin c’est légèrement différent, bref je vous parle de cette rambarde-là, précisément, est-ce que vous l’avez déjà vue ? J’en sais rien moi mais pourquoi vous voulez savoir ça ? Elle fronce encore. J’en sais vraiment rien de rien, après je peux demander derrière. Elle défronce. Je vais leur demander mais ils vont vous dire la même chose que moi. Elle regarde un bateau. Je reviens avec quelque chose ? Quoi ? Je vous mets quelque chose à boire ? Un café, une boisson, une crêpe ? Un perrier s’il vous plaît. On a pas de Perrier, on a de la Badoit rouge ou de la Badoit verte, les grosses bulles ou les petites bulles. Une rouge. Et pour vous madame ? Un Coca. Et le petit chien là, je lui amène quelque chose ? Vous voulez dire pour Aurélie ? Han, c’est drôle c’est le prénom de quelqu’un que je connais. Juste un bol d’eau et des chips. Je lui mets les chips dans un bol aussi ? Non, vous pouvez lui donner le paquet et elle se débrouille. Avec ses petites pattes ? Oui c’est ça avec ses petites mains de chien. Je vous amène ça et je leur montre la photo.

La Badoit verte, le Coca de madame, le bol d’eau et les chips. J’avais commandé une badoit rouge. Que voulez-vous, les grosses bulles sont parties. Tenez votre photo. Mais vous l’avez toute froissée enfin ! Désolé, il y avait un peu d’eau sur le comptoir. Mais ce n’est pas la mienne, je l’ai prise sur son album d’internet de quelqu’un ! Désolé madame, de toute façon avec ce soleil, ça va sécher. Si vous le dites. Et les collègues, ils disent la même chose que moi, votre barrière, votre rambarde, vous la retrouverez pas. Les rambardes, ça-va-ça-vient, surtout sur les îles. Elle fronce. Putain.

Mai 2030 (41 ans).

Take risks, trust yourself and your dreams will come true. C’est ce que dit la chemise devant elle dans la file d’attente des toilettes. Elma descend du TGV sans sa meilleure copine (qui n’est plus sa meilleure copine) et sans Aurélie (qui est morte – mais ça va elle n’y pense plus car cela fait déjà deux ans). Elma a arrêté son enquête quelques mois après sa dernière venue. Elle vient juste à Ratonneau pour déposer une petite fleur comme on le fait parfois le long des routes pour les motards. Elle enlève ses écouteurs, elle les met dans son sac, elle commence à marcher. D’abord prendre la route moche qui longe le village vacances. Han, ils ont rafraîchi les façades mais ça fait toujours aussi sale. Ils laissent toujours leurs poubelles le long de l’hôtel, c’est dégueu. Les gens doivent le dire sur google. Quatre étoiles. Ils ont dû se mettre des étoiles eux-mêmes. Quatorze avis. La moins bonne note : trois. Oh mon petit Everest.

Elma quitte enfin la route moche et monte avec sa fleur à la main. Elle monte encore. Elle monte. Elle.

Elle retire ses lunettes. C’est une rambarde toute brillante avec des filins métalliques. Ils l’ont encore changée. Elma sort son téléphone et commence à photographier la rambarde. Elle en prend d’abord une de face en se mettant le plus loin possible sur le chemin. Elle en prend une deuxième et une troisième, toujours de face mais en se rapprochant un peu à chaque fois. Elle s’écarte ensuite sur la gauche et photographie la rambarde de biais. Elle fait pareil sur la droite. Elle met le téléphone dans sa poche arrière et regarde la rambarde avec les mains sur les hanches puis elle se rapproche. Elle passe la main dessus et s’arrête sur une petite rayure qu’elle gratte du bout de l’ongle. Elle sort son téléphone, ouvre l’appareil photo et touche à l’endroit de la rayure sur l’écran pour bien faire la mise au point. Elle se recule parce qu’elle était trop proche. Elle en prend quatre comme ça. Elle passe la main sur le filin supérieur et appuie dessus avec la paume pour en éprouver l’élasticité. Elma s’accroupit et prend une nouvelle photo du filin pour bien voir les fibres mais ça ne rend rien. Elle balaie avec sa semelle l’endroit où le tube métallique s’enfonce dans le sol et prend une nouvelle photo. En balayant encore un peu on voit se dégager un petit bloc de béton. Elle aime les rambardes ?

Je vous ai fait peur ? Bonjour. Bonjour. Je vous demandais si vous aimiez les rambardes. Oui, enfin non je regarde quoi. Mais vous la preniez en photo non ? Oui-non-comme-ça-quoi. Je dis ça parce que je m’occupe des rambardes sur l’île. Mais nan ? Si regardez c’est écrit sur le badge. Ah oui c’est écrit sur le badge ; vous devriez l’accrocher à votre cou avec une cordelette. Vous voulez dire un cordon ? Oui. Et vous travaillez ici depuis combien de temps ? Trois ans. Je sais que c’est une question bizarre – enfin peut-être pas de votre point de vue, je veux dire, si vous gérez des rambardes – mais vous savez quand est-ce qu’elle est arrivée celle-ci ? Celle-ci, l’année dernière. Parce que je me demandais ce qu’il y avait ici, avant, comme genre de rambarde. Un autre modèle mais elles sont toutes parties. Et encore avant, vous vous souvenez de ce qu’il y avait ? Aucune idée, c’était avant que je sois recruté. Ah. Oui. Et vous pourriez vous renseigner ? Sur quoi ? J’ai mené une enquête mais je n’ai jamais pu la retrouver, la rambarde qu’il y avait ici avant que vous n’arriviez. Il faut vous suivre vous. Vous pouvez le savoir ? Oui, je peux regarder dans le registre des rambardes. Vous avez un registre des rambardes ? Oui, enfin c’est un tableur Excel de ma confection mais c’est relativement robuste. On croit toujours qu’il faut des logiciels spécialisés pour tout mais, comme je le dis toujours, rien ne vaut un bon tableur, bien construit, c’est moins cher et plus souple.

Mai 2038 (49 ans).

Huit ans qu’elle n’est pas venue. Elle n’a pas envie de descendre du bateau. Elle ne sait pas ce qu’elle fout ici, elle est de mauvaise humeur et Bercy la fait chier. Ta gueule Bercy. Il lui fait tout un cinéma depuis six mois parce qu’il ne se sent pas légitime sur l’île. Il ne se sent pas à sa place, il ne sait pas comment gérer son histoire, quoi en faire. Il la comprend bien sûr mais tu sais, chat, que ce n’est pas facile pour moi non plus. Je ne sais pas où me mettre, quoi dire, je ne sais pas si je dois la fermer ou t’aider ou te prendre dans mes bras et te câliner ou me barrer ou te suivre ou n’importe quoi. Dis-moi ce que je dois faire, parle-moi, il faut que tu m’aides un peu sinon on ne va pas y arriver. Et bien sûr, je te le redis, ça n’enlève rien au fait que j’ai envie d’être là avec toi. Déjà parce que cet endroit est magnifique ; il faut le dire quand même. Et surtout parce que je t’aime et que je veux être là pour toi, rien que pour toi.

Alors qu’il doit juste la fermer, Bercy continue de parler.

Attablée au Pub Marina, Elma finit par lui sourire après un compliment. Il se lève et s’approche en faisant une moue d’enfant. Elle le prend dans ses bras en restant assise. Son dos se décolle légèrement de la chaise et la position n’est pas confortable. Son cou est tout tendu, tiré par son menton posé sur l’épaule de Bercy. Elle n’a pas envie et puis il fait chaud et tout le monde colle et toute la terrasse les regarde. Bercy finit par se comporter comme s’il était en vacances. Il commente le nom du bar qu’il juge impersonnel et le jean du serveur qu’il trouve drôle. Il dit que c’est quand même joli ces petits bateaux sur le port.

Regarde-la, elle va se gaufrer en descendant du pont. Ah nan. Et voilà, le petit bateau repart. Putain ça tape. Il faut prendre ce petit chemin-là ? Celui-là là ? Han la mouette, elle vole vachement bas. Pourquoi tu me regardes toi ? Je n’ai rien contre les mouettes moi, je ne veux pas te faire de mal mais toi c’est moins sûr. Oh, je te n’ai rien fait moi ! Elle doit avoir peur pour ses petits je pense. Regarde elle nous suit pour nous éloigner. C’est pour ça qu’elle nous suit. Eh mais ça tape vraiment hein ? Je peux te prendre le sac ? Merci. Je vais mettre ma casquette et boire un petit coup d’eau moi. Tu en veux ? Tu veux un petit gâteau ?

Elma avance et s’approche de la rambarde. Elle fait vibrer le filin et elle se tait et Bercy aussi. Elle dit des mots à Everest dans sa tête. Elle dit des mots à la rambarde. Ça fait au moins six ans qu’elle a abandonné son enquête. Un jour le responsable des rambardes lui a envoyé le registre des rambardes. Elle a vu le voyage de la sienne et les quatre points par lesquels elle est passée. Quand on les relie tous sur la carte, ça donne deux petits virages. Peut-être qu’un jour cela dessinera un cœur. Elle devrait écrire au responsable et lui en demander plus. Elle devrait la chercher, l’attraper ou l’acheter pour la faire fondre et la compacter en un petit bloc qu’elle pourrait enterrer ; mais tout le monde trouverait ça bizarre. Alors il faudrait peut-être le faire mais sans le dire mais il y a Bercy qui s’est remis à parler. Il vient de comprendre que l’île est un ancien fort militaire.

Mai 2054 (65 ans).

Il y a Elma qui descend le pont du bateau de la RTM (Régie des Transports Métropolitains) suivie de deux enfants et de Bercy. C’est presque comme leur grand-mère. Elle ne pense plus à la rambarde depuis quelques années et il y a juste une petite fleur dans son sac pour Everest. Dans son sac, il y a aussi deux étuis à lunettes (un pour les lunettes de soleil, un autre pour les lunettes de vue), un paquet de mouchoirs et un long portefeuille. Elle est là pour visiter l’île, ce qu’elle n’a jamais fait. Alors Bercy installe tout le monde à la terrasse d’un bar qui était le Pub Marina mais qui porte désormais un autre nom.

On se déplace vers la petite cabane. On ne sait pas vraiment ce que l’on doit faire, ni qui l’on attend mais on reste proche du groupe de touristes qui était là avant nous. De toute façon, il ne doit pas y avoir quarante mille visites, surtout en mi-saison, nan ? Bercy a chaud. Et puis finalement il y a une jeune femme qui arrive avec une casquette et elle dit qu’on est les bienvenus et que si tout le monde est là alors on peut y aller. Alors on part et on la suit et elle explique que ça fait partie du parc des calanques et qu’il faut faire bien attention à la flore et ne pas s’écarter du sentier. D’accord ? Elle parle du Moyen Âge, elle parle des carrières et des ouvriers, de la Marine nationale et des nazis. Bercy fait une blague mais personne ne rit.

Il se rattrape. Mais alors ça fait combien de temps qu’il y a du tourisme sur l’archipel ? La guide répond que c’est une très bonne question car l’île a toujours bénéficié d’un statut particulier. Les constructions que vous voyez ici, ou celles que nous avons longées avant d’arriver sur le chemin, ont toutes reçu un agrément. L’installation du moindre panneau ou l’arrivée de n’importe quelle rambarde est contrôlée et il faut dire que la classification Natura 2000… Comme si toutes les rambardes étaient pareilles ! Elma se met à pleurer. Pardon ? Je dis que vous parlez des rambardes de manière très générique alors qu’il en existe plusieurs types et que dans ces types elles sont toutes très différentes. Oui, vous avez certainement raison. Elma se rappelle qu’elle n’a jamais répondu au responsable des rambardes et se demande où est-ce que la sienne se niche désormais. Elle n’est donc pas de très bonne humeur lorsqu’elle redescend vers le port mais elle tient quand même la main d’un des enfants. La fleur est toujours dans son sac.

Mai 2086 (97 ans).

Everest n’est plus là, la meilleure copine n’est plus là, Aurélie n’est plus là, Bercy n’est plus là et Elma est là à moitié. On pose un bouquet, on dit que c’est vraiment magnifique. C’est vraiment magnifique, hein ? Et on lui demande si elle n’a pas trop chaud. Tu n’as pas trop chaud, non ? Sinon tu dis, hein ? Personne ne voit qu’Everest dit des mots au sujet des rambardes. Elma est soulagée. Elle comprend que les objets ne sauraient être tenus responsables des évènements. Elle comprend que les mathématiques ne conjurent pas l’oubli et que les cicatrices sont des traces, les traces des blessures et les blessures des sortes de rêves. Elle se dit qu’elle devra raconter tout ça dans le carnet et puis ça s’évanouit quand on lui demande si elle a soif. Sinon tu dis, hein ?

Mai 2150.

Et il n’y aurait plus rien qu’une vieille rambarde posée au sommet de l’île de Ratonneau dans l’archipel du Frioul. En contre-bas, le port, en face le château d’If et sa tour, à gauche Marseille, Notre-Dame de la Garde et les massifs brûlés. Autour de nous il y aurait le calcaire, il resterait les falaises et la Méditerranée, le ciel et le soleil et puis c’est tout.

Deux images RER

Personne ne sait ce que ça veut dire RER.
Sur l’océan-béton, les yeux remontent jusqu’au dernier vigile. Derrière, il doit exister une montagne, une courbe alors ou même juste un point. La rame cabre, l’à-coup, l’arrêt à chaque cran. L’altitude n’ouvre rien et l’arbre est une-colonne-la-colonne-une-colline-la-colline, un nuage. Ça n’est qu’une forêt-fenêtre et le dernier immeuble doit exister
mais après l’horizon
derrière une première rangée de rails, puis un chemin, sur une dalle, il fait gris, l’immeuble en construction, c’est le matin. C’est composé de traces blanches, de moellons, de trous et de mauvaises herbes. Et puis ce feu dans une brouette.
 
 

Excursus : sur le motcerveau

Nous avons tous un mot coincé quelque part dans le cerveau. La recherche méricaine le dit. La recherche anadienne le dit aussi, tout le monde le dit. Ce mot se situe quelque part dans le cortex préfrontal, au croisement du cinquième et du seizième neurone, caché derrière une petite porte de tissu sans clé, ouverte à qui le veut. Son identification par la neurologie remonte au milieu du siècle avant-dernier. Il a alors été qualifié de « mot-cerveau », puis de « motcerveau » (brainword) en référence à la notion linguistique de « mot-forme » (wordform). Le motcerveau se développe autour du troisième mois de grossesse dans la rencontre entre les deux mots portés par les géniteurs. Si nous ne connaissons pas encore avec suffisamment de précision les raisons de la formation du motcerveau chez le fÅ“tus, il correspondrait vraisemblablement à l’entremêlement des lettres présentes dans les motcerveaux des parents, à la façon d’un anagramme. Bien évidemment, des lettres peuvent disparaître au cours de ce processus. C’est évident. Dans l’étude résilienne, il est montré qu’environ 47% des lettres, en moyenne, sont perdues à la rencontre entre les deux motcerveaux-parents. Ainsi, si l’un des géniteurs porte le mot « recherche » et que l’autre porte le mot « poésie », alors l’enfant pourra naître avec les mots « sorcière », « perchoir » ou encore « orphies » dans la tête – ou plutôt dans le cerveau.
 
Dans certain cas très spécifiques, l’enfant peut également naître avec un motcerveau-composé en tête. Ce sera le cas de celui dont les géniteurs porteraient, par exemple, les mots « porte » et « feuille » (portefeuille) ou encore « médecin » et « chef » (médecin-chef). Dans certains cas plus spécifiques encore, la rencontre des motcerveaux-parents peut produire un motcerveau-valise. Une équipe de recherche ustralienne témoigne du cas d’une jeune fille (8 ans) portant en elle le mot « bibliobus ». La rencontre entre les motcerveaux-parents semble ainsi avoir opéré par fusion-élision des mots « bibliothèque » et « autobus ». Notons que la recherche ne s’est pas encore penchée sur l’identification et la formation des motcerveaux dans les langues picto- et idéographiques.
 
Si l’existence du motcerveau a été mise en évidence par les neurosciences, elle intéresse également la psychologie. Son identification précoce semblerait faciliter le développement des facultés cognitives, langagières, affectives et sociales. Une meilleure compréhension des mécanismes d’identification du motcerveau semble donc constituer un enjeu de santé majeur pour les années à venir et celles d’avant et celles d’après. Comment mieux accompagner les enfants et les adultes dans l’identification de leur motcerveau ? Comment mieux sensibiliser l’environnement familial et les acteurs de l’éducation à la découverte du motcerveau ? Comment mieux encadrer les cas atypiques (motcerveaux-composés, motcerveaux-valise), propices au manque d’efficacité dans les relations sociales, économiques et environnementales ?
 
Une telle recherche n’est pas sans poser des questions d’ordre éthique aux chercheurs spécialistes des motcerveaux. Pour le docteur Atrick, c’est la « […] question de l’autonomie de l’individu dans l’auto-détection du mot qu’il faut désormais poser ». Le motcerveau est en effet clairement lisible de la petite enfance jusqu’au début de l’âge adulte. En revanche, la recherche montre que le processus de vieillissement produit un recouvrement progressif, par le tissu nerveux, de la petite porte derrière laquelle celui-ci se trouve. Le risque est alors de ne plus pouvoir accéder au motcerveau en raison d’une amplitude de battement insuffisante. À trente ans, le motcerveau n’est déjà plus identifiable par les techniques de prise de vue habituelle, sauf dans les cas où les individus présenteraient un entrebâillement dès la naissance. Ces cas sont cependant rares.
 
Comme le rappelle le docteur Atrick, la priorité est à la régulation des ouvertures de porte. La découverte du processus de recouvrement nerveux favorise  l’émergence d’un marché libre de tout encadrement professionnel et législatif. En témoigne la multiplication, sur l’Internet, des publicités vantant l’extraction du motcerveau par fracturation. Rappelons, si besoin était, que c’est extrêmement dangereux.

Les personnes (VII)

Nous partageons une table dans un Starbucks. La rue commerçante est de l’autre côté de la vitre. Le bruit des coupelles et des chariots du lave-vaisselle est à trois mètres de nous. La limite est posée par une rangée de barres de bois verticales fixées à l’entrée de la petite pièce dans laquelle est située notre table. Elle est parfaitement ronde et préfabriquée avec les marques du temps. Nous avons six chaises mais nous sommes quatre et personne ne nous rejoindra à moins que l’un d’entre nous ne quitte la pièce.

Nous ne nous regardons pas. Vous voulez que je me décale ? Ça ira, merci. Nous sommes quatre corps, trois ordinateurs, quatre téléphones (branchés), une tablette (avec stylet), une calculatrice (scientifique), trois tasses blanches, un grand verre logotypé, une cigarette électronique, une chemise à élastiques, une trousse et un carnet grenat.

À la première chaise, un polo, une montre et une étiquette posée par l’informaticien de l’entreprise sur le capot de l’ordinateur. Il touche le pad, tape quelques lettres, il règle son tableur. À la deuxième chaise, des lunettes et un pull vert avec une inscription, Montana. Il calcule, vérifie, re-calcule.

À la troisième chaise, ses écouteurs, son pantalon rouge, son écharpe rayée, qu’elle enroule à l’instant pour être comme à la maison. Elle consulte son téléphone puis son carnet dans lequel elle a dessiné un grand agenda. Elle va rayer quelque chose. Elle raye et elle reporte sur l’ordinateur.

À la quatrième chaise l’écriveur le regard porté sur la première chaise désormais occupée par une sacoche que l’on remplit d’un ordinateur, d’un chargeur enroulé sur lui-même puis d’un autre chargeur encore enroulé sur lui-même. La sacoche zippée, épaule droite, il quitte la pièce une tasse à la main. Il manque quelqu’un.

Les personnes (VI)

Elle lit un bouquin dont le titre est La guerre des mots. Elle porte d’abord des chaussures, genre de mocassins noirs avec une boucle dorée, sans chaussettes. Le pantalon est noir, aussi, et le haut, aussi. Elle attend avec sa veste sur les genoux. Un motif léopard enroule son sac à main jaune pâle-passé en tissu. Elle est bijouée, aussi. Une montre, petite, cadran rectangulaire, bracelet en métal, au poignet gauche. Sur la main droite, une bague à l’index, grosse, translucide, comme les presse-papiers avec une photographie de petit chien à l’intérieur. Un collier, deux colliers. Un premier en métal avec un dessin religieux à l’intérieur. Un second comme un lacet de chaussures de ville. Au-dessus, sa tête, ses lunettes fantaisie et ses petits yeux bleus. Les cheveux grisonnants attachés en une queue. Elle approuve le livre, elle est d’accord, mais oui, index sur la bouche. Et puis sa copine revient de la radiographie.